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Actualités - juillet 12, 2011

Coup de projecteur : Edmond Mulet, ancien Représentant spécial du Secrétaire général pour Haïti

Entretien avec Edmond Mulet, l’ancien Représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU pour Haïti

11 juillet 2011 – Edmond Mulet, du Guatemala, qui a retrouvé récemment son ancien poste de Sous-Secrétaire général des Nations Unies aux opérations de maintien de la paix, a été pendant plus d’un an le Représentant spécial du Secrétaire général et le Chef de la Mission des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti (MINUSTAH). Il a été déployé dans ce pays à la suite du tremblement de terre tragique de janvier 2010 qui a tué des centaines de milliers d’Haïtiens et des dizaines d’employés de l’ONU, dont son prédécesseur Hédi Annabi. Né en 1951, M. Mulet a fait ses études au Guatemala, au Canada, aux Etats-Unis et en Suisse.

Centre d’actualités de l’ONU : Que faisiez-vous avant de rejoindre les Nations Unies?

Edmond Mulet : À mon âge, vous pouvez imaginer que j’ai fait beaucoup de choses dans ma vie. J’ai commencé à travailler à l’âge de 10 ans pour un quotidien au Guatemala. Je travaillais comme relecteur, comme journaliste, puis j’ai eu une rubrique. Ensuite, j’ai étudié le droit et je suis devenu avocat. J’ai été très impliqué dans la lutte contre les dictatures militaires au Guatemala, et j’ai été en prison à deux reprises. J’ai dû quitter le Guatemala – mon pays d’origine – à cause de menaces. J’ai participé à des élections, sachant que je perdrais, ou sachant que les résultats ne seraient pas les vrais. J’ai perdu quelques élections, j’en ai gagné d’autres. Un jour, j’ai gagné une élection et le jour suivant il y a eu un coup d’état et ils ont tout annulé.

Finalement, en 1985, j’ai été élu au Congrès guatémaltèque et j’ai été réélu en 1990. En 1992, je suis devenu le président de l’Assemblée nationale du Guatemala. Un an plus tard, j’ai été nommé ambassadeur aux États-Unis. Je suis retourné au Guatemala trois ans plus tard, et je suis devenu secrétaire général de mon parti politique. J’ai travaillé dans le domaine juridique, j’avais mon propre bureau d’expert juridique. J’ai été nommé ambassadeur auprès de l’Union européenne à Bruxelles, où je suis resté pendant cinq ans et demi. Et puis j’ai été recruté pour venir à l’ONU.

Centre d’actualités de l’ONU : Comment s’est déroulé votre recrutement et quelles étaient vos attentes et vos premières impressions ?

Edmond Mulet : Après avoir quitté Bruxelles, je suis passé par Washington pour voir des amis. Un de mes amis a dit : « Le Secrétaire général Kofi Annan est à la recherche de quelqu’un pour être son représentant en Haïti. Seriez-vous intéressé? Ils ont besoin de quelqu’un d’Amérique latine qui parle français, et qui a une expérience politique et diplomatique; vous avez le profil. Pouvez-vous m’envoyer votre CV? » Je l’ai donc envoyé et ensuite je n’en ai pas entendu parler pendant plusieurs semaines ou des mois!

Mais j’ai entendu des commentaires. Le Ministre des affaires étrangères de l’Argentine, par exemple. Je l’ai vu une fois et il m’a dit que quelqu’un de l’ONU l’avait appelé pour demander des références à mon sujet. J’entendais des choses de ce genre, mais il n’y avait pas de contact direct avec l’ONU. En avril 2006, je faisais du kayak sur le lac Atitlan au Guatemala. J’avais un téléphone portable sur moi et le téléphone a sonné et quelqu’un de New York m’a dit : « M. Mulet, vous êtes candidat pour ce poste, vous êtes sur la liste. Êtes-vous intéressé par ce poste? » J’ai dit que j’étais intéressé. Je suis venu à New York et j’ai été interviewé par un jury.

Je me souviens d’Hédi Annabi. Je ne l’avais jamais rencontré auparavant. Il était le président du jury d’entretien. Il a dit : « c’est un entretien d’1h30 en anglais, 30 minutes en français. » Et c’était très difficile, même si bien sûr j’avais lu et je m’étais préparé. Ils m’ont dit : « Merci beaucoup, retournez dans votre pays, cela va prendre un certain temps et nous serons en contact avec vous. »

Le jour suivant, j’étais à l’aéroport JFK, littéralement avec un pied dans l’avion quand mon téléphone portable a sonné et ils me disent : « Ambassadeur Mulet, où êtes-vous? »

« Je suis en route pour le Guatemala », ai-je répondu. Et la réponse a été : « Eh bien, vous feriez mieux de rester parce que le jury veut accélérer le processus de sélection. »

J’ai dû annuler mon vol, faire sortir ma valise de l’avion, retardant le vol pour les autres passagers, revenir à Manhattan et retourner dans un hôtel. Dans la soirée, j’ai eu une rencontre avec Mark Malloch-Brown, le Vice Secrétaire général de l’époque, et il a dit : « Je voudrais que ayez un entretien avec le Secrétaire général Kofi Annan demain. » C’était le 3 mai 2006. Je n’avais jamais rencontré Kofi Annan.

J’ai donc eu cet entretien avec Kofi Annan. Ensuite, il m’a dit : « Laissez-moi y penser et je vais rester en contact avec vous. » Je suis parti et une demi-heure plus tard, j’étais à Times Square, retournant à pied à mon hôtel, et le téléphone sonne. Hédi Annabi me dit : « Le Secrétaire général m’a demandé de vous appeler et de vous demander si vous seriez prêt à être son Représentant en Haïti? »

J’ai dit : « oui, je suis très honoré. » Et puis je suis allé dans le hall d’un immeuble – c’est très bruyant à Times Square – et j’ai téléphoné à ma femme au Guatemala. Je lui ai dit que je venais d’être choisi pour être le chef de la MINUSTAH en Haïti. « C’est super », a-t-elle dit. « Félicitations. Et quel est le salaire? » J’ai dit que je ne le savais pas et elle a répondu : « tu as accepté un emploi et tu ne sais même pas quel est le salaire? »

Voilà comment tout a commencé. J’étais ici à New York pour trois ou quatre jours de séances d’information. Au Guatemala, j’avais fondé avec des amis le Groupe des Amis de l’ONU, et j’étais très impliqué dans le soutien aux activités de l’ONU là-bas. Mais je n’avais jamais travaillé pour l’ONU. Et voilà comment je suis arrivé en Haïti en tant que chef de la MINUSTAH.

Ayant été l’ambassadeur du Guatemala à Washington et auprès de l’Union européenne, j’ai toujours pensé que peut-être un jour je pourrais venir à l’ONU par la porte d’entrée, je n’ai jamais pensé que je pourrais venir par la porte de la cuisine!

Centre d’actualités de l’ONU : Quels ont été vos premières impressions lorsque vous avez pris vos fonctions de chef de la MINUSTAH?

Edmond Mulet : J’ai pensé que c’était irresponsable de la part du Département aux opérations de maintien de la paix d’envoyer quelqu’un comme moi en Haïti avec une préparation insuffisante.

Je pense que nous avons amélioré les choses pour les nouveaux arrivants, mais lorsque j’ai atterri là-bas, avec tous ces sigles, j’avais énormément à apprendre. Ce fut peut-être une bonne chose de n’être pas très bien informé au sujet des règles, des limites et des règlements, parce que si j’avais connu les contraintes, je n’aurais probablement pas fait tout ce que j’ai pu faire. Depuis le début, je me suis senti à l’aise de travailler avec tous mes collègues et très honoré de faire partie de cet effort. J’étais également admiratif de ces réunions ici à New York et en Haïti, avec ces Latino-Américains, ces Africains, ces Asiatiques et ces Européens travaillant ensemble avec les mêmes objectifs. C’était vraiment fantastique. Je me suis amusé parfois à essayer d’identifier les nationalités de tous les gens autour de la table.

Centre d’actualités de l’ONU : Vous étiez en Haïti de 2005 à 2007, puis vous êtes venu au siège de l’ONU à New York pour prendre un poste au Département des opérations de maintien de la paix. Comment vous êtes-vous adapté au siège de l’ONU après cette période sur le terrain?

Edmond Mulet : En Haïti, je donnais des instructions, des ordres, ou je suggérais des choses et cela se passait immédiatement. Je pouvais voir les résultats immédiats de la décision prise. Et l’interaction avec le pays hôte, avec les autorités locales, le Président, la société civile, les parlementaires – tout cela était très intéressant à bien des égards.

A New York, j’ai toujours eu le sentiment que l’action d’une mission me manquait, que je regrettais le terrain. Vous êtes très éloigné de cela au siège de l’ONU, c’est une approche plus stratégique. Bien sûr, cela est également fascinant, parce que vous avez affaire à tant de questions à travers le monde, toutes très différentes et distinctes et j’aime bien les deux. Mais, être sur le terrain, je pense, est très enrichissant, en ce sens que vous pouvez voir les résultats immédiats de votre travail.

Centre d’actualités de l’ONU : Où étiez-vous et que faisiez-vous le 12 janvier 2010, lorsque le séisme a frappé Haïti?

Edmond Mulet : Je revenais à New York, de mon congé annuel au Guatemala. Aujourd’hui, dès que nous atterrissons, nous allumons notre Blackberry et c’est ce que j’ai fait. J’ai atterri autour de 18 heures à l’aéroport JFK, et les premières nouvelles que j’ai lues étaient « Tremblement de terre en Haïti. » C’était à peine une heure après le séisme. Nous ne savions pas ce qui s’était passé, quelle était la dimension de la tragédie. Nous n’avions aucune idée. Je suis allé directement de l’aéroport au bureau et nous sommes restés debout toute la nuit à essayer d’obtenir des informations et des nouvelles de ce qui se passait.

Centre d’actualités de l’ONU : Qu’est-ce qui se passait dans votre esprit?

Edmond Mulet : Nous n’avions pas assez d’informations à ce moment-là. Nous ne savions pas si c’était un gros ou un petit séisme. Les communications étaient coupées. Il y avait très peu d’informations qui sortaient d’Haïti. Des bribes de renseignements, mais pas d’idée réelle de ce qui se passait. Nous avions entendu dire que le siège de la MINUSTAH [situé dans l’Hôtel Christopher, à Port-au-Prince] avait été endommagé, mais nous ne savions pas dans quelle mesure.

Nous savions qu’il n’y avait pas de communications entre le siège de la MINUSTAH à l’Hôtel Christopher, et la Base logistique de l’ONU à l’aéroport. La Base logistique a envoyé des gens à pied vers l’Hôtel Christopher pour savoir exactement quelle était la situation là-bas. Autour de 22h00 ou 23h00, nous avons reçu un rapport selon lequel l’Hôtel Christopher avait tout simplement disparu. Pulvérisé. Il n’y avait plus rien. Et ils ont essayé de trouver des survivants et aider les collègues et amis blessés.

Nous n’avions pas les noms des disparus. Le jour suivant, lors d’une réunion avec le Secrétaire général, nous avons convenu que je devais aller là-bas dès que possible.

Centre d’actualités de l’ONU : Comment avez-vous concilié la nécessité de faire votre travail et l’incertitude sur le sort de tant d’amis, de collègues en Haïti?

Edmond Mulet : Ce n’est pas facile. Beaucoup de choses passent dans votre tête. Vous spéculez beaucoup. L’information est venue petit à petit, tout ne vient pas ensemble. Vous avez alors probablement du temps pour digérer tout cela.

Nous ne savions pas si Hédi Annabi ou Luiz Carlos da Costa [chef adjoint de la MINUSTAH] et de nombreux autres membres du personnel étaient encore en vie. Il y avait des rumeurs, par exemple, que le Palais national avait aussi été complètement détruit. Nous ne savions pas si le Président Préval était vivant ou non, ni le Premier ministre. Nous avons reçu des informations selon lesquelles la plupart des ministères avaient été détruits.

Si nous avions reçu toutes ces nouvelles en même temps, cela aurait probablement été insupportable à bien des égards. La façon dont c’est arrivé et dont l’information a circulé nous a peut-être aidé mieux gérer la situation. Quand je dis gérer, je veux dire le processus qui se passe en vous, la tristesse, le chagrin. C’est très, très difficile.

Centre d’actualités de l’ONU : Deux jours après le séisme, le Secrétaire général vous a demandé de retourner en Haïti. Vous veniez de passer trois années intenses et on vous demandait maintenant de repartir pour l’une des pires crises du pays. Que s’est-il passé dans votre esprit?

Edmond Mulet : Je voulais vraiment repartir. Je voulais vraiment être là. Je n’avais pas le choix. Je suis sûr que n’importe qui dans une situation similaire aurait fait exactement la même chose. J’étais volontaire, c’était ma décision. Et, tout le monde a convenu que puisque j’avais été là avant, que j’avais été le chef de la mission et connaissait Haïti, que j’étais probablement mieux placé que quiconque pour y aller et voir ce qui se passait – toujours avec l’espoir que tout serait OK, que tout ne serait pas si mal, que je retrouverais mes amis et collègues vivants.

J’ai mis en place une équipe de collègues qui avaient été en Haïti auparavant, pour m’aider, et nous nous sommes envolés pour Miami le mercredi 13 janvier. Mais l’aéroport (de Port-au-Prince) n’était pas opérationnel et nous ne savions pas comment nous pourrions entrer (en Haïti). Les Garde-côtes américains ont offert de nous transporter, mais il n’y avait pas de vols ce jour-là. C’est seulement le jeudi 14 janvier, que nous avons été en mesure d’embarquer à bord d’un avion des Garde-côtes américains, avec des équipes de sauvetage accompagnées de chiens. Il n’y avait pas de sièges, et c’est ainsi que nous avons finalement atterri en Haïti.

Lorsque nous avons atterri à Port-au-Prince, nous avons eu confirmation que le siège (de la MINUSTAH) avait été complètement pulvérisé. Nous avons vu la liste des disparus, mais il n’y avait encore aucune confirmation de personnes décédées. Certaines personnes avaient été secourues, d’autres étaient blessées. Je me suis rendu directement à la Base logistique et quand je suis arrivé, le Président René Préval avait à ce moment-là une réunion avec la communauté internationale, avec les ambassadeurs. Je suis allé dans la salle de réunion. Et ce fut très émouvant, j’ai embrassé et serré dans mes bras le Président Préval et tout le monde là-bas. Ils m’ont fourni des informations sur la situation.

Après cela, j’ai immédiatement eu une réunion avec mon personnel et avec le commandant de la Force. La première chose que j’ai faite a été de donner l’ordre au commandant de la force d’utiliser nos ressources militaires pour creuser des fosses communes. Cela était très important en raison du nombre des personnes tuées, du nombre de corps. C’était terrible. C’était près de 48 heures après le tremblement de terre et nous avons dû faire face à cela. Bien sûr, j’ai dit au commandant de la Force que nous n’allions pas demander une autorisation du gouvernement. Il n’y avait pas de gouvernement, pas de structures. Il fallait juste identifier les terrains appropriés et le faire. Nous l’avons fait en collaboration avec la Croix-Rouge, et nous avons essayé d’identifier les corps autant que possible.

Je voulais aller à l’Hôtel Christopher. Il a fallu une bonne heure et demie pour s’y rendre depuis la Base logistique. En passant par ces rues, je pouvais voir les ravages causés par  le tremblement de terre, la souffrance, et tout ces corps dans les rues, et les gens qui sortaient des blessés des décombres. J’ai compris alors à quel point la situation était terrible.

Centre d’actualités de l’ONU : Dans quel état se trouvaient les gens ?

Edmond Mulet : Nos collègues de la mission étaient en état de choc. Certains d’entre eux erraient comme des zombies, ne sachant pas quoi faire, quoi dire, où aller. Ils n’avaient pas dormi depuis plus de 48 heures, ayant été témoins et ayant subi cette situation.

Et dans les rues, on pouvait voir la même chose. Les gens transportant des corps et essayant de se débrouiller. Beaucoup d’enfants ont été amenés à notre Base logistique, à l’hôpital argentin qui sert la MINUSTAH. Beaucoup de gens arrivaient blessés et beaucoup de gens laissaient des enfants là, des enfants qui avaient perdu leurs parents, en espérant que nous – la MINUSTAH et la communauté internationale – prendrions soin d’eux.

Nous avons établi un hôpital à la Base logistique, avec des équipes médicales de différents contingents de la MINUSTAH. Il y avait 600 à 700 personnes que nous essayions d’aider. C’était très chaotique, ce qui est normal dans une situation pareille. Toute la direction de la mission n’était pas là.

Le commandant de la Force n’était pas là le jour du tremblement de terre. Il était à Miami avec sa femme, et il devait rentrer le matin du tremblement de terre, mais sa femme lui a dit : « pourquoi ne pas rester un jour de plus? » Et il est resté un jour de plus à Miami. S’il était revenu, il serait mort tout comme 18 de ses subordonnés – un colonel, un lieutenant-colonel, deux majors, un lieutenant, deux généraux brésiliens qui étaient en visite, son assistant personnel. Mais il est arrivé le jour après le séisme et a été très efficace.

En dépit des pertes et en dépit du choc, les militaires de la MINUSTAH et les éléments de police ont été opérationnels quelques minutes après le tremblement de terre, ils ont vraiment su faire face à la situation du mieux qu’ils le pouvaient.

Centre d’actualités de l’ONU : Pouvez-vous nous donner une idée d’une journée habituelle de travail au cours de ces premiers mois sur le terrain?

Edmond Mulet : J’ai vécu pendant sept mois dans une petite pièce dans un camp brésilien, sans fenêtres, avec une douche dans le coin et dormant sur un lit de camp. C’est là où je passais mes nuits. Mais pour moi c’était comme un hôtel cinq étoiles par rapport à beaucoup de mes collègues.

Nous avons concentré tout le monde à la Base logistique, non seulement la MINUSTAH, mais aussi le personnel des agences, des fonds des Nations Unies, les ONG – tout le monde se trouvait là à l’aéroport. Et nous avons ouvert nos portes à tout le monde, avec de nombreuses personnes dormant dans des sacs de couchage, des tentes, des voitures, sur des canapés, des chaises. Cela a duré des semaines et des semaines.

A côté de mon bureau provisoire se trouvait la seule douche que nous avions pour 300 personnes. Je recevais des chefs d’Etat, des ministres, des délégations, etc, et les gens sortaient de la douche enveloppés dans des serviettes parce que c’était la seule douche.

Dans les premiers jours et semaines, on a essayé de trouver des survivants. Le Secrétaire général Ban Ki-moon est venu cinq jours après le tremblement de terre et on sortait encore des survivants des décombres de l’Hôtel Christopher. Nous avions alors découvert les corps de plusieurs de nos collègues. Le Secrétaire général a été en mesure de ramener à New York le corps du chef de la mission et de son adjoint, Hédi Annabi et Luiz Carlos da Costa.

Et puis, il y a eu des cérémonies. J’ai eu 18 cercueils brésiliens en face de moi, puis des Jordaniens, des Français, des Canadiens, des Pakistanais, etc.

De nombreux collègues avaient perdu des conjoints, des enfants, des amis chers. Pourtant, on pouvait voir beaucoup d’entre eux venir travailler chaque jour et en donnant tout ce qu’ils avaient. Le commandant adjoint de la Force, un général chilien, qui avait perdu sa femme à l’Hôtel Montana – nous avons trouvé son corps quelques semaines plus tard. Il venait chaque jour au travail, tout en sachant que sa femme était sous les décombres de l’Hôtel Montana.

Centre d’actualités de l’ONU : Comment réagissez-vous aux critiques affirmant que la MINUSTAH ne faisait pas assez, que, par exemple, la plupart des décombres étaient encore là?

Edmond Mulet : J’ai pensé que c’était très injuste de la part de gens qui venaient pour une seule journée pour Haïti, les « touristes humanitaire » ou les journalistes. Ils atterrissaient et repartaient dans l’après-midi en disant : « Eh bien, il ne se passe rien ici. »

N’ayant pas traversé cette épreuve, n’ayant pas affronté ce problème, ils ne pouvaient pas voir la différence comme nous pouvions le faire, un jour après l’autre, une semaine après l’autre, un mois après l’autre.

Un jour, j’ai essayé d’expliquer à certains de ces visiteurs que les décombres qu’ils avaient vus dans les rues n’étaient pas les décombres qui étaient là une semaine avant, un mois avant. Les gens enlevaient les décombres de leurs maisons et de leurs terrains. La MINUSTAH, les partenaires de l’ONU et d’autres, l’USAID et le gouvernement ramassaient des décombres chaque jour. Et vous pouvez encore voir des décombres dans les rues d’Haïti aujourd’hui, mais ce sont de nouveaux décombres, ce qui signifie que les choses bougent.

Ce que j’ai dit à mes collègues, c’est que, comme dans les avions, quand il y a une dépressurisation (de la cabine) et que les masques à oxygène tombent, la première chose que vous devez faire est de mettre le masque sur vous-même et ensuite aider les gens autour de vous à le faire. La première chose que nous avons fait a été de remettre sur pied la mission pour qu’elle soit efficace et puisse aider les victimes et le gouvernement.

J’ai donc pensé qu’il était très injuste de subir ce genre de critiques. Je savais que nous faisions de notre mieux et que nous donnions tout ce nous pouvions afin d’aider.

Centre d’actualités de l’ONU : En plus des conséquences du séisme, vous avez également eu d’autres défis majeurs à traiter. Quel a été l’impact sur votre travail?

Edmond Mulet : En douze mois nous avons eu cette concentration de différentes crises et de tragédies. Nous avons eu la saison des ouragans, avec l’ouragan Tomas, qui a touché plusieurs régions du pays. Nous avons été épargnés, à Port-au-Prince, il y a eu quelques inondations et des pluies abondantes, mais pas trop de dégâts.

Puis nous avons eu l’épidémie de choléra, qui a aussi été un gros problème pour nous. Essayer de faire face à cela, essayer d’expliquer et aussi pour nous de comprendre d’où cela venait, pourquoi et comment cela s’était propagé, et essayer d’aider le gouvernement à contrôler cette épidémie. Je dois dire que la réaction du gouvernement, comparé au séisme, a été très efficace. Et les mécanismes de coordination que le gouvernement a mis en place avec les partenaires internationaux ont également été très efficaces.

Et puis nous avons eu des élections. L’opposition ne voulait pas les élections. Ils disaient que les gens au pouvoir devaient partir et qu’ils créeraient un gouvernement provisoire. Déjà il y avait des discussions sur qui serait le ministre des finances, le ministre de la reconstruction, le ministre du logement – chacun d’eux se voyait déjà au pouvoir. J’étais très opposé à cela.

Pas le président, mais les gens autour du président ont dit : « Nous ne pouvons pas avoir des élections dans ces circonstances, nous allons prolonger les mandats du président, du parlement, et de quiconque est au pouvoir actuellement, nous allons les prolonger d’un ou deux ans jusqu’à ce que la situation soit normalisée. » Mais ce n’était pas non plus la bonne approche.

Le Président Préval a demandé au Secrétaire général Ban Ki-moon d’envoyer une équipe d’évaluation pour voir si les élections étaient techniquement possibles. Et la conclusion a été oui. Il y a une volonté politique, l’argent est là, l’organisation est là, la MINUSTAH est là pour assurer la sécurité et le soutien logistique, les élections sont possibles.

Il était très important d’avoir ces élections comme le prévoit la Constitution, ou bien nous aurions été confrontés à un vide du pouvoir ou à nouveau à de l’instabilité. Et les Haïtiens ont travaillé si dur pendant tant d’années pour avoir une stabilité politique. Donc convaincre les acteurs politiques et le gouvernement d’organiser des élections a été également quelque chose que nous avons dû affronter. Ne pas avoir d’élections aurait généré des conséquences qui auraient été préjudiciables pour le processus de reconstruction en Haïti. Quand vous avez, comme nous avons eu en Haïti, des gouvernements provisoires ou intérimaires, la première chose que nous faisons est d’organiser des élections afin qu’il y ait un gouvernement légitime avec qui la communauté internationale puisse travailler pour l’avenir.

Puis nous avons eu la crise politique, et nous devons le dire – la fraude, l’intimidation, la manipulation, le parti au pouvoir essayant de rester au pouvoir, la révolte nationale. Nous avons eu quatre jours de paralysie complète les premiers jours de décembre, après l’annonce des résultats préliminaires, lorsque le candidat officiel a été placé pour aller au second tour.

Mais tout est bien qui finit bien, et finalement Haïti a eu un second tour. Pour la première fois dans l’histoire haïtienne, il y a eu un second tour à l’élection présidentielle. C’était la première fois dans l’histoire haïtienne que les deux principaux candidats de l’opposition s’affrontaient au second tour, et la première fois en Haïti qu’il y a eu une passation de pouvoir d’un président démocratiquement élu à un autre président démocratiquement élu issu de l’opposition.

Centre d’actualités de l’ONU : Compte tenu de votre rôle, êtes-vous optimiste ou pessimiste sur l’avenir d’Haïti?

Edmond Mulet : Je ne peux pas ne pas être optimiste. Je pense que les élections ont produit une nouvelle génération de leaders, avec une nouvelle vision. Il y a du sang neuf au sein du gouvernement. Ils veulent faire des choses pour leur pays. Je peux voir que la nouvelle équipe est honnête, très déterminée et dévouée envers son pays. Donc je pense qu’ils vont être en mesure d’avancer sur plusieurs fronts.

Leur faiblesse est que le Président Martelly n’a pas de parti politique. Sa base est vraiment la population au sens large, mais il n’a pas une organisation politique pour le soutenir au Parlement. Il n’a pas les opérateurs politiques avec qui traiter, qui peuvent être en contact avec d’autres acteurs politiques à travers le pays.

Venant de l’extérieur du système politique, c’est un parfait outsider et c’est l’une des raisons pour lesquelles il a été élu, parce qu’il représente le changement. Il n’a pas ces outils lui permettant de faire avancer sa propre vision et son propre agenda. Il faut aussi se rappeler du fait que même avant le séisme, Haïti était déjà un Etat très faible avec des institutions très faibles et c’est encore pire après le tremblement de terre. Ils ont perdu un tiers de tous les fonctionnaires, plus de 18.000 d’entre eux. Cela a affaibli encore davantage les institutions haïtiennes.

Centre d’actualités de l’ONU : Pouvez-vous envisager qu’un jour il n’y aura pas de présence de l’ONU en Haïti?

Edmond Mulet : Cela dépend de la capacité des Haïtiens eux-mêmes et des institutions haïtiennes à absorber tout ce que nous faisons pour construire ces institutions. Nous avons construit les capacités de la police nationale haïtienne, l’objectif étant d’atteindre 14.000 à 15.000 policiers. Actuellement, nous sommes à près de 10.000 et je dois dire que la Police nationale haïtienne est probablement l’institution la mieux considérée par les Haïtiens. Elle est très bien structurée, très disciplinée. Le problème qu’ils ont en Haïti, c’est qu’ils n’ont pas les ressources, pas même de quoi payer les salaires de la police nationale.

Alors le départ de la MINUSTAH dépendra beaucoup de leur propre capacité à assumer leurs responsabilités et à développer leurs capacités.

Et tout finalement est lié à la situation économique. S’ils ont des investissements nationaux et internationaux, des créations d’emplois, des activités économiques, et si l’Etat est en mesure de percevoir les impôts afin de payer les services de l’Etat, alors je pense qu’il y a une voie de sortie.

Beaucoup de gens demandent : « Qu’est-ce que une mission de paix fait en Haïti? Il n’y a pas de conflit interne, il n’y a aucun mouvement de guérilla, il n’y a pas de guerre civile, il n’y a pas de conflit avec un pays voisin, il n’y a aucun problème de frontière avec quelqu’un d’autre, il n’y a pas de conflit ethnique, il n’y a pas de conflits religieux, il n’y a pas de conflit pour les ressources naturelles comme dans d’autres endroits dans le monde comme le Congo par exemple. Haïti n’a ni pétrole, ni diamants, ni coltan, ni rien d’autre, donc que fait une mission de paix dans un endroit comme Haïti? »

Le Conseil de sécurité n’a pas d’autre outil pour faire face à une situation d’Etat en faillite. Nous sommes là comme épine dorsale du pays, créant de l’espace et des opportunités pour d’autres acteurs dans le domaine du développement, sur le plan économique et social, pour qu’ils construisent ces capacités pour l’avenir.

Notre proposition actuelle est de créer pour Haïti un pacte entre la société civile, le secteur privé, le gouvernement haïtien et la communauté internationale avec des objectifs très clairs, des responsabilités et des obligations et un mécanisme de suivi. L’objectif est de voir si les Haïtiens font ce que nous attendons d’eux, assument des responsabilités. De notre côté, nous fournissons l’aide, l’assistance, et l’argent promis.

Mais nous devons faire tout ceci autour du concept de la primauté du droit. Et l’état de droit, ce n’est pas seulement la police, les tribunaux, les prisons. En Haïti, il y a aussi la question d’un registre d’état civil, du cadastre, de tribunaux qui fonctionnent. Il s’agit de créer les conditions et les garanties permettant aux investisseurs de créer des activités économiques et de rompre ce cercle vicieux de l’aide et des dons et des subventions. Je pense que nous devons les aider à être auto-suffisants.

Nous effectuerons une évaluation en juin-juillet de la situation politico-sécuritaire en Haïti. Nous ramènerons les effectifs des composantes militaire et de police (de la MINUTAH) aux niveaux que nous avions avant le tremblement de terre. Et puis nous allons voir comment tout se passe.

Centre d’actualités de l’ONU : Ceci est un extrait d’un document officiel des Nations unies concernant votre leadership à la tête de la MINUSTAH: « Dans les semaines suivant le séisme dévastateur, M. Mulet a démontré un leadership remarquable et, à travers sa résilience, sa résistance, sa clairvoyance et sa détermination, il a arrimé les efforts de la famille des Nations Unies, du peuple d’Haïti, des gouvernements de la région et de la communauté internationale. » Quelle est votre réaction?

Edmond Mulet : Je suis très reconnaissant à la personne qui a écrit cela. La seule chose que je peux dire c’est que je n’ai pas fait cela tout seul. Ce qui est dit sur la performance du Représentant spécial du Secrétaire général au cours de cette année en Haïti, je pense que cela s’applique à tous les gens là-bas. Il s’agit de nous tous, de toute l’équipe de l’ONU, de tous nos collègues et amis de la MINUSTAH; [et grâce à] l’aide que nous avons obtenue du siège de l’ONU, le soutien que nous avons reçu du Secrétaire général, du Conseil de sécurité, des Etats membres clés, des ambassades, des ambassadeurs qui travaillent en Haïti, nous étions confiants, nous nous sentions soutenus.

Quelques jours après le séisme, j’ai reçu une lettre du Secrétaire général me donnant carte blanche. Je pouvais demander ce dont j’avais besoin et faire ce que je voulais avec le budget et les actifs de la MINUSTAH, tout mettre à la disposition de l’aide et de l’assistance humanitaire. Je n’étais donc pas limité aux règles et règlements. J’ai eu la confiance du Conseil de sécurité, [et] du Secrétaire général. Quand vous avez ce genre de soutien, alors vous pouvez tenir vos engagements, vous pouvez être là et faire les choses.

Centre d’actualités de l’ONU : Vous avez parlé des différences entre le terrain et le siège. Quand peut-on vous attendre de retour sur le terrain?

Edmond Mulet : Je ne suis de retour à New York que depuis un mois maintenant, alors laissez-moi rester ici pour quelques mois et ensuite nous verrons! Pour l’instant, je suis ici à New York, et bien sûr, je vais voyager beaucoup pour superviser le travail de toutes ces diverses missions, et travailler avec le Conseil de sécurité sur de nombreuses questions. Après 16 mois sur le terrain, il est bon d’être de retour à New York.

 

 

 

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