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Actualités - janvier 6, 2011

Haïti. Ripailles de ripoux

En 2008, à Port-de-Paix, des policiers et des magistrats tombent sur le magot d’un gros bonnet de la drogue et se servent, très largement. Le scandale court toujours.

Port-de-Paix, ville d’Haïti d’environ 120 000 habitants,et ses plages blanches comme du sucre, est le lieu de tous les trucages, de tous les escamotages, de tous les trafics et de toutes les misères. Il y a un maire fantôme qui est plus souvent à Miami qu’en mairie, deux bordels, cinq dancings et trois hôtels gardés par des hommes armés d’un Remington calibre 12. Au port, la douane ferme à 16 heures et rouvre à 10 heures le lendemain. En face, sur l’île de la Tortue, «trois flics sur un hamac», précise, vachard, un observateur de la mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti.

La Tortue est sous la coupe d’un type du nom d’Alceres Jean. Un promoteur immobilier. Ça, c’est pour la façade. Le bonhomme, recherché pour trafic de drogue, va et vient en toute impunité. Entre Port-de-Paix et l’île un bras de mer avec, posé au milieu, un bateau des gardes-côtes américains. Autant dire que Port-de-Paix est une ville où l’Etat haïtien est depuis longtemps tombé en poudre sèche. Aujourd’hui, le taux de mortalité dû au choléra est de deux pour mille habitants dans la région. Le mois dernier, un bateau de pêche a coulé en pleine nuit avec vingt-deux clandestins. «Comptez 45 dollars sur ces bateaux pour un voyage vers une mort certaine», assure le pasteur évangéliste Tony Vernio.

Le mercredi 12 novembre 2008, sur les coups de 16 heures, à quatre kilomètres à la sortie de Port-de-Paix, quand on prend plein est en longeant la mer et les chalutiers échoués, au lieu-dit Lavaud, sur une colline entourée de bananeraies qui surplombe l’île de la Tortue distante de 7 milles, s’est déroulé un tour de magie blanche mais qui n’a rien à voir avec les philtres vaudou.

Sur dénonciation du trafiquant de cocaïne Mackendy contre promesse de libération, dix-huit policiers et huit magistrats, dont le substitut du procureur René Moïse, pénètrent dans une maisonnette en parpaings attenante à une sorte de petit «Trianon» en béton armé. Elle appartient à Marc Frédéric, l’oncle d’un des plus grands bonnets de la drogue d’Haïti : Alain Désir. Le Trianon, lui, a été érigé par Désir. Ce dernier, «qui a fait toute sa carrière de trafiquant au Bahamas», selon le nouveau président du tribunal de Port-de-Paix, est revenu au pays pour se mettre à l’ombre. Les autorités bahamiennes ont délivré un mandat d’arrêt.

Poitrines gonflées de billets

Désir a 32 ans, petit, maigrichon. Il ne parle qu’anglais et créole. Il a été exfiltré à Miami deux jours plus tôt, de nuit, par la Drug Enforcement Administration, sous l’autorité de la brigade des stupéfiants. Des coups de feu sont échangés entre les hommes de la police nationale (PNH) et ceux de Désir qui prennent la fuite devant le nombre. C’est ici que commence l’histoire du «trésor des boucaniers», selon l’expression de Vinx Etienne, le juge chargé de l’instruction de cette affaire qui agite toujours Port-de-Paix deux ans après les faits. La maisonnette est passée au peigne fin. A petits coups de marteau, un policier sonde les murs. Rien. Puis c’est au tour de la dalle en béton. Le policier lâche le marteau, se saisit d’une masse et frappe le carrelage qui s’étoile. A travers les fers à béton, les policiers distinguent le magot d’Alain Désir, blanchisseur «des mafias, surtout mexicaines», selon les flics dominicains qui le recherchent aussi. Les mains plongent frénétiquement dans ce qui est aujourd’hui une fosse d’aisance, au risque de s’ouvrir les bras par les fers à vif.

Et là c’est «le paradis sur terre»,a confié un des flics corrompus qui a croisé, il y a deux semaines, un de ses collègues en poste au commissariat de Port-de-Paix. On hisse dans les cris de joie, mais avec peine, un coffre-fort de 40 kilos. Puis deux valises. Enfin plutôt deux malles, selon un témoin. Des boîtes à chaussures bourrées de coupures de 100 dollars. Des dizaines de liasses de 15 000 dollars serrées par des élastiques. Des sacs de sport. Les flics sont comme dingues. Et se servent en se bourrant les poches, le pantalon et la chemise au point de faire sauter les boutons. Ils en mettent aussi dans les chaussettes.

Le pillage dure, selon les témoins, «vingt-cinq minutes». Tout le quartier accourt et regarde interdit la force publique se goinfrer du pognon de «monsieur Alain», un homme «de bien», comme l’indique un agriculteur dont l’épouse «sortie de couches» fut sauvée par «le médecin payé par Alain». Les policiers et magistrats remontent ensuite dans les voitures, la démarche entravée par les liasses qui débordent des pantalons, les poitrines gonflées de billets. Pour le sénateur Youri Latortue, qui a présidé la Commission justice et sécurité au Sénat, «il s’agit du scandale le plus honteux de ces dernières années qui a terni l’image du pays».

La nuit va tomber d’une minute à l’autre. Le cortège de pillards saute sur la piste, sirènes hurlantes, au milieu des chiens errants et de fillettes en uniformes qui rentrent de l’école, frôle les urinoirs en éclaboussant d’eau croupie les vendeuses de goyaves. Deux ans plus tard, sur le lieu du crime, il y a des affiches électorales défraîchies, des peintures murales invitant à une soirée dansante et des urinoirs débordants. Et toujours les vendeuses de goyaves.

Il est un peu plus de 18 heures ce 12 novembre 2008 quand les policiers et magistrats en nage regagnent le commissariat. Les flics, bretelles sur les reins, repoussent la paperasse sur les tables en écartant les avant-bras et y posent les sacs de pognon. Ce n’est plus le commissariat déglingué : c’est le sous-sol en acier poli de la Chase Manhattan Bank. Le partage peut commencer. Aux secrétaires maîtresses 1 500 dollars. Aux greffiers félons ? La même somme. Au planton ? Allez, 1000. Et l’enveloppe pour le sénateur du coin qui nous couvre ? 25 000 dollars ça devrait faire l’affaire, non ? Le substitut du procureur Moïse téléphone à son supérieur le procureur Balthazar, celui qui a signé la fausse perquisition, mais curieusement absent pour affaires… à Miami ce jour-là. Les deux hommes s’entendent pour remettre aux autorités la somme de 510 000 dollars, résultat de la descente chez Désir. Puis il faut accorder les violons. Une version unique doit être donnée car la rumeur du partage du butin va, demain, faire le tour de la ville. D’abord, personne n’a rien touché. Ensuite, on n’a trouvé que 510 000 dollars. Pour finir, le premier qui parle est mort.

Moïse doublé par Brutus

Mais quand Moïse rentre chez lui, il pique une colère terrible. D’abord son chauffeur Edmond Brutus a disparu. Où est encore passé ce con ? se dit-il. Moïse lui avait pourtant confié deux valisettes sorties en douce de la perquisition chez Alain Désir. Charge à Brutus de les remettre en mains propres à son épouse, «madame René». Brutus s’est exécuté mais n’a remis… qu’une valise. Moïse s’est fait doubler comme un bleu.

Le Brutus en question a, le lendemain du pillage, acheté un pick-up Toyota à 25 000 dollars et contacté un entrepreneur. Il compte faire construire un palais dans la commune de Jean-Rabel à 30 km de Port-de-Paix. En effet, si Port-de-Paix peut ressembler à un petit Palerme tropical, Jean-Rabel c’est un peu Corleone. Un fois sorti de terre, Brutus l’a revendu et s’est envolé. Faut dire que le palais du chauffeur était devenu l’objet de visites et des sarcasmes de la population. Le chauffeur du procureur Balthazar, qui avait lui aussi doublé son patron en volant le pognon volé, s’est également fait édifier un palais. Ces maisons sont aujourd’hui à l’abandon. Les propriétaires évidemment en fuite.

Seule la piétaille sera jugée. Trois magistrats et quatre policiers sont dans la nature. Ces derniers «avec leur arme de service», comme l’indique l’inspecteur Robert (nom modifié à la demande de ce dernier, ndlr), entouré de deux filles, une main sur l’épaule de chacune. La balance Mackendy qui a vendu Désir n’a pas beaucoup profité de sa liberté puisque la PNH, qui a été en partie purgée de ses brebis galeuses, l’a ramassé dernièrement ivre mort dans un bordel de la ville jetant des billets de 100 dollars sur la piste de danse.

Désir, lui, a été condamné à quinze ans à Miami. Sa tante Lisa Joseph prie tous les jours «la Vierge» en montrant son chapelet : «On savait qu’il était dans les affaires mais on ne savait pas lesquelles», dit-elle en créole. Elle occupe le petit Trianon de son neveu dont les scellés ont été brisés. Pour la police dominicaine, dont Libération s’est procuré le rapport, Désir était un as du blanchiment d’argent. Deux ans après les faits, «le procès est en appel, alors que beaucoup des protagonistes de l’affaire, magistrats et policiers, sont en fuite», explique le juge Etienne. Et pour cause : ceux qui sont tombés sont vite ressortis, puisque le pénitencier de Port-au-Prince où ils étaient en préventive a été foutu par terre par le séisme. De sorte que tout ce beau monde est en fuite.

Le scandale de Lavaud, tel que l’a appelé la presse haïtienne, «a terni l’image de la magistrature de notre ville». C’est peu de le dire. Déjà que Port-de-Paix était une «zone de stockage de la cocaïne en partance vers les Etats-Unis», selon la commission parlementaire qui a rendu un rapport accablant sur le fonctionnement de la justice.

«Révolvérisé, suicidé…»

Le doyen des juges du tribunal Ronel Gélin qui, le premier, a dénoncé l’affaire à la presse a été suspendu par le ministère de la Justice. Il a refusé les 10 000 dollars du procureur Moïse pour acheter son silence. Ronel Gélin est aujourd’hui directeur d’un lycée catholique de Port-de-Paix. Pour l’ancien magistrat, «tous les plus grands bénéficiaires de ce scandale sont à Port-au-Prince». Un rapport de la police dominicaine évoque un montant de «510 000 dollars remis aux autorités suite à ce pillage. Ce n’est pas le centième de la somme trouvée». Alors combien au juste dans la cachette ? Dix ? Quinze ? Vingt millions ? Plus ?

L’oncle de Désir a été révolvérisé. Sorti miraculeusement d’affaire quelques jours plus tard, il est mort la veille de quitter l’hôpital. Un inspecteur intègre, qui s’apprêtait à dénoncer la corruption généralisée au commissariat de Port-de-Paix, a été «suicidé». «Il voulait parler. On l’a forcé à boire l’acide de batterie», raconte l’inspecteur Robert. Un des chauffeurs d’un magistrat a été retrouvé battu à mort.

Alain Désir est vraiment regretté en ville. Surtout le vendredi. Ce jour-là, il recevait dans son petit Trianon magistrats, flics, notables et journalistes. Chacun repartait avec son enveloppe.

Le juge Etienne lève les yeux au ciel : «Comment lutter contre la corruption quand circulent ici les plus grandes quantités de drogue en direction des Etats-Unis ?» L’an passé, la police de Port-de-Paix a saisi 33 kilos de cocaïne. C’est même pas le poids d’un sac de ciment. Mais 33, c’est aussi le chiffre en millions de dollars du trésor des Caraïbes d’Alain Désir. Enfin, c’est ce qui se dit à Port-de-Paix. Désir, lui, n’est pas tellement pressé de sortir. On peut le comprendre : les Mexicains n’aiment pas se faire rouler dans la farine.

 liberation.fr

 

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